3.

 

 

Tucker était assis sous les clématites pourpres qui grimpaient au treillage d'osier de la terrasse latérale. Un colibri fusa derrière lui et, nuage palpitant d'ailes irisées, se maintint en vol stationnaire au-dessus des tendres fleurs pour boire goulûment à un profond calice. A l'intérieur, l'Electrolux de Délia vrombissait avec ardeur. Le bruit de l'appareil, filtrant des moustiquaires, se mêlait au bourdonnement des abeilles.

Sous la table de verre était étendu Buster, l'antique braque de la famille, paquet de peau flasque et de vieux os. De temps à autre, il rassemblait assez d'énergie pour frapper le sol avec la queue et reluquer d'un air rempli d'espoir le petit déjeuner de Tucker à travers le plateau transparent.

Ce dernier ne prêtait nulle attention aux bruits ni aux senteurs du matin. Il les absorbait avec autant d'indifférence que son jus de fruit glacé, son café noir et ses toasts.

Il était en train d'accomplir son rituel favori de la journée : lire le courrier.

Comme toujours, il y avait un tas de magazines et de catalogues de mode à l'adresse de Josie. Tucker les rejeta l'un après l'autre sur le pouf à côté de lui. Chaque fois qu'un catalogue tombait dessus avec un bruit mat, Buster relevait ses yeux chassieux, puis grognait son dégoût de vieux chien.

Il y avait une lettre pour Dwayne, de Nashville. Elle portait l'écriture enfantine et appliquée de Sissy. Tucker la considéra en fronçant les sourcils, la tint un instant devant le soleil, puis la mit de côté. Il savait que ce n'était pas une demande de pension alimentaire. En tant que comptable de la famille, il avait lui-même rédigé et posté le chèque mensuel deux semaines auparavant.

Toujours fidèle à son système de tri, il laissa tomber des factures sur une autre chaise, relégua sa correspondance personnelle de l'autre côté de la cafetière, tandis que les lettres provenant visiblement d'organisations caritatives ou de quelques autres groupements réclamant insidieusement leur quote-part étaient jetées dans une corbeille à ses pieds.

Ce dernier courrier, Tucker s'en occupait de la façon suivante : une fois par mois, il y plongeait le bras pour en retirer deux enveloppes au hasard. Ces associations-là recevraient de généreuses donations, que ce fussent le Fonds mondial de protection de la vie sauvage, La Croix-Rouge américaine ou la Société de prévention des envies. De cette manière, Tucker avait le sentiment que les Longstreet remplissaient leurs obligations charitables. Et si certaines organisations étaient troublées de recevoir un chèque de plusieurs milliers de dollars une fois pour toutes, il se disait que c'était leur problème.

En fait de problèmes, il avait déjà les siens.

Et le tri mécanique et routinier du courrier l'aidait à refouler ces derniers au fin fond de sa mémoire. Pour un temps du moins. En réalité, comme Edda Lou ne lui parlait même plus, il ne savait trop comment orienter son action. Elle avait eu deux jours devant elle pour donner suite à sa percutante révélation, et depuis, apparemment, elle faisait la morte. Il avait eu beau essayer de la joindre au téléphone, elle n'avait pas répondu.

C'était inquiétant — surtout qu'il avait déjà eu un avant-goût de son sale caractère et qu'il savait qu'elle pouvait le piquer avec toute la sournoiserie et l'habileté d'un mocassin d'eau. Cette attente de la morsure le mettait aux abois.

Il disposait en pile divers prospectus et jeux-concours pour les transmettre à Dwayne, qui les refilerait à ses enfants, lorsqu'il tomba sur une missive de couleur et de parfum lilas qui ne pouvait provenir que d'une seule personne.

— Cousine Lulu...

Son visage s'illumina d'un grand sourire et ses soucis s'envolèrent aussitôt.

Lulu Longstreet, fille de Georgia Longstreet, était la cousine du grand-père de Tucker. D'après les meilleures estimations, elle avait dépassé soixante-dix ans, quoiqu'elle s'acharnât depuis des lustres à s'en attribuer dix de moins. Elle était riche à millions, affectionnait les chaussures robustes pour ses petits pieds délicats, et se montrait aussi excentrique qu'une puce.

Tucker l'adorait. Bien que la lettre fût adressée à « mes cousins Longstreet », il prit sur lui de déchirer l'enveloppe. Il n'était guère disposé à attendre que Dwayne et Josie revinssent de leurs pérégrinations respectives.

Après avoir lu le premier paragraphe, écrit au feutre rose bonbon, il laissa échapper un mugissement sonore.

Cousine Lulu passait dire bonjour.

Elle le formulait toujours ainsi, de sorte qu'il n'était jamais possible de savoir à l'avance si elle comptait rester pour le dîner ou s'installer pour le mois. Tucker espérait vivement que cette dernière hypothèse était la bonne. Il avait besoin d'une distraction.

La dernière fois qu'elle était « passée dire bonjour », elle avait apporté avec elle un plein cageot de gâteaux givrés enveloppés dans de la glace pilée, et avait coiffé pour l'occasion un chapeau pointu en carton au sommet duquel elle avait piqué une plume d'autruche. Elle avait gardé ce satané chapeau durant toute une semaine, dans la rue comme au lit, affirmant vouloir par là célébrer des anniversaires. L'anniversaire de tout le monde, en fait.

Tucker lécha ses doigts maculés de confiture de fraises et lança le reste de son toast à Buster. Puis, laissant là son courrier dans l'intention de le ramasser plus tard, il se dirigea vers la porte. Il lui fallait dire à Délia de préparer la chambre de Lulu et s'attendre à son arrivée imminente.

Au moment même où il ouvrait la porte à la volée, il entendit le râle poussif de la camionnette d'Austin Hatinger. Il n'y avait qu'un seul véhicule dans tout Innocence capable de produire ce grognement cliquetant et asthmatique. Après avoir un instant envisagé de rentrer se barricader à l'intérieur de la maison, Tucker se tourna et sortit sous la véranda, résigné à faire face aux événements.

Non seulement il entendait Austin approcher, mais en plus il pouvait distinguer sa progression à l'épais panache de fumée noire qui s'élevait d'entre les magnolias. Avec un soupir douloureux, il attendit que la camionnette surgît dans son champ de vision et, sortant une cigarette de sa poche, en ôta un morceau.

Il goûtait aux premières bouffées de tabac, lorsque la camionnette s'arrêta devant lui; son conducteur en sortit brusquement.

Austin Hatinger était aussi massif et décati que sa vieille Ford. Mais au lieu d'être, comme cette dernière, rafistolé à grand renfort de bouts de ficelle, il tenait debout par la vertu de moult muscles et tendons. Sous son chapeau de planteur maculé de graisse, son visage paraissait avoir été buriné dans de l'écorce d'arbre. De profondes rides prenaient naissance autour de ses yeux noisette, ravinant ses joues brûlées par le vent et mettant entre guillemets ses lèvres dures et serrées.

Pas une mèche de cheveux ne dépassait de son chapeau. Non qu'Austin fût chauve. Mais il se rendait chaque mois chez le coiffeur pour se faire tondre à ras sa toison poivre et sel. Sans doute, se disait parfois Tucker, en souvenir de ses quatre années de servitude militaire. Semper Fi — toujours fidèle. Ce qui était précisément l'une des sentences qu'il portait en tatouage sur ses bras épais comme des parpaings. Avec, en sus, ondulant au gré de ses muscles, le drapeau américain.

Bref, comme il s'en vantait lui-même, il craignait le Seigneur et honnissait la frivolité.

Il cracha un jet de Red Indian, qui retomba sur le gravier en une flaque d'un jaune peu ragoûtant. Sous sa salopette poussiéreuse et sa chemise trempée de sueur, qu'été comme hiver il portait boutonnée jusqu'au col, saillaient des pectoraux dignes d'un bovidé.

Tucker remarqua qu'il n'avait pas pris avec lui l'un des fusils qu'il avait logés dans le râtelier fixé à la lunette arrière de la Ford. Il espéra que cette courtoisie était un bon présage.

— Austin.

Par bienséance, il descendit une marche.

— Longstreet.

La voix était aussi éraillée qu'un crochet rouillé crissant sur une chape de béton.

— Où diable est ma fille ?

Comme c'était la dernière question à laquelle il s'attendait, Tucker cligna poliment des yeux.

— Plaît-il?

— Espèce de sale mécréant débauché, où diable est Edda Lou?

Cette apostrophe correspondait un peu plus à ce qu'attendait Tucker du vieil Austin.

— Je n'ai pas revu Edda Lou depuis qu'elle est venue au café, avant-hier.

Il leva une main pour prévenir les récriminations d'Austin. Il avait encore quelque chose à lui dire avant de l'admettre au sein de la famille la plus fortunée de tout le comté.

— Vous pouvez être aussi furieux que vous le voulez, Austin, et je me doute que vous l'êtes sacrement, mais le fait est que j'ai couché avec votre fille.

Il tira longuement sur sa cigarette avant de poursuivre :

— Vous devez très certainement deviner ce que j'ai fait avec elle à ce moment-là, et j'imagine que cela ne vous réjouit guère. Ce que je ne puis honnêtement vous reprocher.

Les lèvres d'Austin se retroussèrent sur une rangée de dents jaunes et ébréchées. Nul n'aurait confondu cette grimace avec un sourire.

— J'aurais dû vous tanner le cuir la première fois que vous êtes venu lui renifler les jupes.

— Certes, mais vu son comportement depuis sa majorité, vous pouvez être sûr qu'elle était consentante. Elle a agi de son plein gré.

Tucker prit une nouvelle bouffée de tabac, considéra un instant sa cigarette, puis la jeta au loin.

— Ce qui est fait est fait, Austin, voilà tout.

— Facile à dire, après l'avoir engrossée.

— Une fois de plus, avec son consentement, précisa Tucker en glissant les mains dans ses poches. Je veillerai à ce qu'elle ne manque de rien pendant sa grossesse, et je suis prêt à lui verser ensuite une pension alimentaire.

— Belles paroles, répliqua Austin en crachant de nouveau. Joli discours. Vous avez toujours su comment présenter les choses, Tucker. A vous d'écouter, maintenant. Les miens, je m'en occupe moi-même, et je veux voir ma fille ici dans cinq minutes.

Tucker se contenta de hausser les sourcils.

— Elle n'est pas là, dit-il enfin.

— Menteur! Fornicateur!

Sa voix râpeuse montait et descendait comme celle d'un évangéliste enroué.

— Votre âme est noire de péchés.

— Je n'en disconviens pas, répondit Tucker d'un ton aussi conciliant que possible, mais Edda Lou n'est pas ici. Je n'ai aucune raison de vous mentir à ce sujet, et vous pouvez entrer jeter un coup d'œil par vous-même si ça vous chante. Je vous certifie que je ne l'ai pas revue, pas plus que je n'ai entendu parler d'elle depuis qu'elle m'a fait part de sa grande nouvelle.

Austin envisagea un moment de fureter dans la maison, mais comprit bientôt qu'en agissant ainsi il se couvrirait de ridicule. Et il n'avait certes pas l'intention de se laisser ridiculiser par un Longstreet.

— Où est-elle alors, puisqu'elle n'est pas en ville? Je vais vous dire ce que je pense, espèce de salaud : je pense qu'avec vos belles paroles vous l'avez envoyée dans une de ces cliniques de boucher pour vous débarrasser du problème.

— Edda Lou et moi n'avons échangé aucun mot sur quoi que ce soit. Si elle est bien réduite à cette situation, elle y est arrivée toute seule.

Tucker avait oublié combien le colosse pouvait se montrer vif à l'occasion. Avant que le dernier mot se fût échappé de ses lèvres, Austin l'avait saisi d'un bond au collet et soulevé aussi sec des marches.

— Ne parlez pas de ma fille de cette manière. C'était une chrétienne craignant le Seigneur avant que vous lui mettiez le grappin dessus. Regardez-vous donc, vous n'êtes qu'un feignant, un porc débauché qui vit dans sa belle et chic résidence avec son pochard de frère et sa traînée de sœur.

D'abondants postillons s'écrasaient sur la face de Tucker tandis que le visage d'Austin se marbrait de plaques écartâtes.

— Vous irez pourrir en enfer, tous autant que vous êtes, exactement comme votre pingre de père.

En temps ordinaire, Tucker préférait parler, convaincre, et s'arranger pour éviter les confrontations. Mais, malgré toute sa mansuétude, il y avait des cas où sa fierté regimbait.

Il enfonça son poing dans le plexus du vieil homme qui, de surprise, relâcha son étreinte.

— Ecoutez-moi bien maintenant, espèce de tartuffe, c'est moi qui suis en cause, pas ma famille. Moi seul. Je vous ai déjà dit une bonne fois pour toutes que je m'occuperais d'Edda Lou, et je ne vous le répéterai pas. Si vous pensez que je suis le premier à l'avoir culbutée, alors vous êtes encore plus cinglé que je le croyais.

Il était en train de se monter bêtement, il ne l'ignorait pas. Mais sa gêne, son irritation et, enfin, les insultes du vieil homme avaient eu raison de sa patience.

— Et n'allez pas croire que ma fainéantise est synonyme de stupidité. Je sais très bien ce que votre fille mijote. Si vous pensez tous deux que des cris et des menaces sauront me faire passer la corde au cou, vous vous trompez lourdement.

Les mâchoires d'Austin se mirent à frémir.

— Alors comme ça, elle est assez bonne pour être baisée mais pas assez pour être épousée ?

— Je ne saurais mieux dire.

Tucker fut assez preste pour esquiver le premier crochet, mais pas le second. L'énorme poing d'Austin l'atteignit en plein ventre, chassant l'air de ses poumons et lui faisant voir double. Il reçut une pluie de coups sur la tête et le cou avant de réussir à prendre suffisamment de champ pour se défendre.

Un goût de sang dans la bouche lui chatouillait les narines. Il s'aperçut alors que ce sang était le sien, et cela le mit dans un état de fureur aveugle et déchaînée. Il ne sentit même pas ses jointures labourer le menton d'Austin, mais la puissance de l'impact résonna jusque dans son bras.

Et cela était bon. Oh ! oui. Sacrément bon.

Une partie de lui-même continuait à envisager la situation avec la plus extrême lucidité. Il devait rester sur ses pieds, se disait-il. Jamais il ne pourrait l'emporter en taille ni en poids sur Austin. Il ne pouvait compter que sur son agilité et sa rapidité. S'il était envoyé à terre, il était plus que probable qu'il ne se relèverait qu'avec les os brisés et une bouillie sanguinolente à la place du visage.

Il prit un coup, juste un seul, derrière l'oreille, mais celui-ci suffit à lui faire entendre le chœur des sphères célestes !

Les poings cognaient sourdement contre les os. Sang et sueur empestaient l'air. Tandis qu'ils se battaient ainsi, les babines retroussées comme des animaux féroces, Tucker comprit brusquement que ce n'était pas son honneur seul qu'il était en train de défendre, mais sa vie. Une sombre lueur de folie brillait dans les yeux d'Austin, autrement plus éloquente que ses grognements rauques et ses aboiements injurieux. A cette vue, Tucker sentit une sinueuse panique se lover dans ses entrailles.

Ses pires craintes se réalisèrent lorsque, s'étant rué sur lui, la tête baissée et tout le poids du corps en avant, Austin poussa un long cri de triomphe en le voyant glisser sur le gravier et s'abattre au milieu des pivoines.

Tucker en eut le souffle coupé. Il pouvait entendre l'air qui sifflait pathétiquement le long de ses bronches en essayant d'atteindre ses poumons. La rage, cependant, ne l'avait pas quitté. Ni la peur. Quand il voulut se redresser, Austin lui tomba dessus. L'une des épaisses mains du bonhomme le saisit à la gorge tandis que l'autre se mettait à lui pilonner les reins.

Alors qu'il levait un poing en direction du menton d'Austin — tout en se débattant frénétiquement pour garder la tête hors de portée —, sa vision se troubla. Il ne voyait plus devant lui qu'une paire d'yeux étincelants de démence, où se lisait le plaisir de tuer.

— Va au diable, fredonnait Austin. Va au diable. Voilà longtemps que j'aurais dû te tuer, Beau. Voilà bien longtemps.

Sentant sa vie le quitter, Tucker visa les yeux.

Austin rejeta sa tête en arrière en poussant un hurlement de fauve blessé. Ses mains glissèrent le long du cou de Tucker qui se mit à aspirer l'air à grandes goulées avides, les poumons brûlés, mais sauf.

— Espèce de cinglé, je ne suis pas mon père.

Il étouffait, toussait. Enfin, il parvint à se mettre à quatre pattes. Il était horrifié à l'idée de vomir son petit déjeuner sur les pivoines écrasées.

— Allez-vous-en de chez moi.

Il tourna la tête et aperçut avec un frisson d'aise la face ensanglantée d'Austin. Il avait rendu coup pour coup. Il ne pouvait guère demander mieux — sinon une bonne douche, un pain de glace et un flacon d'aspirine. Il était sur le point de s'asseoir à croupetons, lorsque Austin, vif comme le serpent, s'empara d'un des lourds cailloux qui bordaient le massif de pivoines.

— Doux Jésus, articula Tucker en le voyant soulever la pierre au-dessus de sa tête.

Le coup de feu les fit sursauter de concert. La grenaille de plomb rasa les pivoines.

— J'en ai encore un plein canon, espèce de bâtard ! s'écria Délia depuis la véranda. Et il est pointé droit sur ta zigounette de vieux schnock. Alors pose-moi cette pierre où tu l'as trouvée, et vite, j'ai les doigts qui glissent.

Austin avait recouvré ses esprits. Tucker voyait la folie le céder dans son regard à une colère violente, certes, mais saine.

— Cela ne suffira sans doute pas à te tuer, reprit Délia d'un ton détaché.

Elle se tenait debout sous la véranda, le 30-30 confortablement calé contre l'épaule, l'œil en ligne de mire et un large sourire aux lèvres.

— Mais tu en auras bien pour vingt ans à pisser dans une pochette en plastique !

Austin lâcha la pierre. Celle-ci retomba dans le paillis avec un bruit qui souleva l'estomac de Tucker.

— Mon retour est proche, annonça Austin. Il me paiera ce qu'il a fait à ma fille.

— Il ne paiera que ce qu'il lui doit, rétorqua Délia. Si cette fille porte bien son enfant, alors il avisera. Mais je ne suis plus une gamine, Austin, et nous allons bien voir de quoi il retourne avant de signer le moindre papier, oui, le plus petit chèque.

Austin se redressa, les poings sur les hanches.

— Vous insinuez que ma fille ment ?

— Je n'insinue rien, répondit Délia, le fusil toujours pointé vers son abdomen. Je dis simplement qu'Edda Lou n'a jamais été une sainte, ce que je ne lui reproche d'ailleurs pas. Alors décampe d'ici, et s'il te reste un peu de cervelle, emmène cette fille chez le Dr Shays pour vérifier qu'elle est bien grosse. Ensuite, nous reparlerons de tout ça, en gens civilisés. Maintenant, si tu veux toujours perdre la tête, je me ferai un plaisir de t'y aider.

Austin fit jouer les jointures de ses poings impuissants. Des larmes de sang roulaient sur ses joues sans qu'il y prît garde.

— Je reviendrai.

Il se retourna vers Tucker en crachant par terre.

— Et la prochaine fois, il n'y aura pas de femme dans le coin pour te protéger.

Il regagna sa camionnette, fit pétarader l'engin autour du rond-point fleuri et dévala l'allée en éructant un sillage de fumée noire.

Tucker s'assit dans le massif de fleurs saccagé et laissa retomber sa tête entre ses genoux. Il n'allait pas se relever tout de suite. Oh non. Avant, il allait prendre une petite pause au milieu des corolles chiffonnées.

Délia rabaissa le fusil en poussant un long soupir et le reposa précautionneusement contre la rambarde. Puis elle descendit les marches et franchit la bordure de pierres pour rejoindre Tucker. Celui-ci leva le visage vers elle, prêt à se confondre en remerciements. Elle lui donna alors une tape si vigoureuse sur la joue que ses oreilles en tintèrent.

— Seigneur, Délia.

— Ça, c'est pour t'apprendre à penser un peu avec ta tête.

Elle le gifla de nouveau.

— Et ça, dit-elle, c'est pour t'apprendre à m'amener des prêcheurs dévoyés à la maison.

Et de le gratifier d'une claque sur l'occiput.

— Ça, enfin, c'est pour avoir esquinté les fleurs de maman.

Satisfaite, elle hocha la tête et le prit dans ses bras.

— Bon. Quand tu auras réussi à me remettre ces jambes en action, tu passeras dans la cuisine pour que je te débarbouille.

Tucker s'essuya la bouche et contempla d'un air absent les traînées de sang sur sa peau.

— Oui, m'dame.

Estimant que ses mains avaient à peu près cessé de trembler, Délia lui passa un doigt sous le menton pour lui redresser la tête.

— Tu vas avoir un coquard, annonça-t-elle. Et même deux, on dirait bien. Tu ne t'es pas trop mal débrouillé, tu sais.

— Mouais.

Les membres encore flageolants, il se mit sur les genoux. Puis, le souffle court, il se releva péniblement. Il avait l'impression d'avoir été piétiné par une horde de chevaux au galop.

— Je verrai plus tard ce que je peux faire pour les fleurs.

— J'y compte bien.

Elle glissa un bras autour de sa taille et le soutint jusqu'à la maison.

*

*   *

Bien qu'il répugnât à se mettre martel en tête au sujet d'Edda Lou, Tucker ne parvenait pas à ignorer totalement la lancinante inquiétude qui s'était mise à l'oppresser. Il aurait bien voulu laisser ce cinglé d'Austin se soucier tout seul de sa cinglée de fille — qui, à l'heure actuelle, devait fort probablement se terrer quelque part pour échapper aux foudres paternelles et, par la même occasion, souligner l'inconduite de son amant. Malheureusement, il ne pouvait oublier l'émotion qu'il avait naguère ressentie devant le cadavre lacéré et exsangue de la petite Francie dérivant au fil de l'eau.

Aussi chaussa-t-il des lunettes de soleil pour dissimuler la partie la moins présentable de son œil à vif puis, ayant ingurgité deux des comprimés analgésiques dont Josie se servait contre ses douleurs menstruelles, il sortit pour se rendre en ville.

Le soleil le frappait impitoyablement, lui donnant envie de ramper jusqu'à son lit avec un pain de glace et un long-drink — ce qu'il était bien décidé à faire sitôt après avoir parlé à Burke.

Avec un peu de chance, se disait-il, Edda Lou se trouverait derrière sa caisse chez Larsson en train de vendre du tabac, des sorbets et des sacs de charbon de bois pour barbecue.

Cependant, quand il jeta un œil à travers la grande baie vitrée de la boutique, ce fut cet empoté de Kirk Larsson qu'il aperçut derrière le comptoir, et non Edda Lou.

Tucker se rangea devant le bureau du shérif. S'il avait été seul, il se serait prudemment extirpé de la voiture, centimètre par centimètre, avec force gémissements. Mais les trois vieux qui se plantaient toujours en face de la poste pour tailler une bavette, maudire le temps et prêter l'oreille aux ragots étaient alors en faction. Des chapeaux de paille couvraient leurs chefs grisonnants, leurs joues râpées par le vent étaient gonflées par une chique et leurs chemises de coton délavées n'étaient plus que des loques suantes.

— Salut, Tucker.

— Monsieur Bonny...

Comme l'exigeaient les convenances, Tucker inclina la tête en direction du premier vieillard, Claude Bonny, le plus âgé. Tous les trois vivaient de leurs rentes depuis plus d'une décennie et avaient élu domicile sur le trottoir ombragé de la pension de famille, devenu sanctuaire de l'oisiveté.

— Monsieur Koons... Monsieur O'Hara.

Pete Koons, qui n'avait plus un chicot depuis la quarantaine et n'appréciait guère les dentiers, cracha entre ses gencives dans le seau en fer-blanc que lui avait offert sa petite-nièce.

— Eh bien, mon gars, on dirait que tu es tombé sur une furie ou un mari jaloux.

Tucker réussit à ébaucher un sourire. Il y avait peu de secrets en ville, et tout homme avisé choisissait les siens avec circonspection.

— Pas du tout. Juste un papa mal luné.

Charlie O'Hara émit un ricanement saccadé. Son emphysème pulmonaire ne s'arrangeait décidément pas, et comme il doutait de passer le prochain hiver, il s'appliquait à goûter toutes les menues joyeusetés que lui réservait encore l'existence.

— Tu veux parler d'Austin Hatinger?

Tucker tordit la tête en signe d'acquiescement. O'Hara s'étouffa de plus belle.

— Une sale teigne. Je l'ai vu un jour rentrer dans Toby March — bien sûr c'était un noir, alors personne n'y a trouvé à redire. Ça devait être en 69. Lui a brisé les côtes, au Toby, lui a même tailladé la figure.

— Non, en 68, corrigea son comparse Bonny — la précision étant essentielle en pareille matière. Je m'en souviens encore, c'était l'été où il s'est acheté le nouveau tracteur. Austin prétendait que Toby lui avait chapardé une longueur de corde dans sa remise, mais ça ne tenait pas debout, son histoire. Toby, c'était le bon gars, jamais il ne touchait aux affaires des autres. Il est venu travailler à la ferme avec moi après que ses côtes ont été guéries. Jamais eu le moindre problème avec lui.

— Austin, c'est un méchant.

Koons cracha de nouveau, autant par nécessité que pour souligner son propos.

— Il était déjà méchant quand il est parti en Corée, et il en est revenu plus méchant encore. L'a jamais vraiment pardonné à ta mère de lui avoir fait faux bond alors qu'il était en train de se battre contre les bridés. Il s'était entiché de Mme Madeline, et pourtant, Dieu sait qu'elle n'allait pas le reluquer quand il se plantait devant elle.

Sa bouche édentée se fendit en un large sourire.

— Alors, prêt à l'adopter comme beau-père, Tuck?

— Jamais de la vie. Allez, je vous quitte. Et ne vous épuisez pas à la tâche, surtout.

Il opéra un laborieux demi-tour qui les fit pouffer et s'étouffer en chœur, puis il poussa la porte du poste.

Le local du shérif était une cagna étouffante qu'encombraient un bureau métallique récupéré dans les surplus de l'armée, deux chaises pivotantes, un rocking-chair au bois éraflé, une armoire à fusils, dont Burke gardait la clé attachée à une lourde chaîne pendue à sa ceinture, et une machine à café flambant neuve dont sa femme lui avait fait cadeau à Noël. Le plancher était constellé de croûtes de peinture blanche, souvenirs du dernier rafraîchissement subi par les murs.

Derrière s'ouvraient des toilettes minuscules, qui débouchaient elles-mêmes sur un appentis exigu, garni d'étagères métalliques et tout juste assez spacieux pour contenir une couchette amovible. Burke et son suppléant s'en servaient à l'occasion pour surveiller leur prisonnier durant la nuit. Mais le plus souvent, elle accueillait quelque bonhomme que sa légitime, désireuse de souffler un brin, avait relégué dans la niche du chien.

Tucker s'était toujours demandé comment Burke, fils d'un planteur jadis prospère, pouvait trouver son bonheur à rédiger des contredanses, s'interposer dans les bagarres et sermonner les ivrognes.

Néanmoins ce dernier semblait se contenter de son sort et ce, avec la même égalité d'âme qu'il avait manifestée jadis en épousant, à dix-sept ans à peine, une de ses camarades de lycée qu'il avait mise enceinte. Il portait son insigne sans ostentation et témoignait d'une aménité qui lui assurait la faveur des habitants d'Innocence, lesquels étaient peu enclins à recevoir des leçons.

Tucker le trouva blotti derrière son bureau, absorbé dans la lecture de dossiers, sous le ventilateur qui brassait au plafond l'air lourd et enfumé du poste.

— Burke...

— Salut, Tuck, qu'est-ce que tu...

Sa voix s'éteignit.

— Par tous les saints de l'enfer, reprit-il en désignant le visage contusionné de Tucker, sur quoi donc es-tu tombé ?

Tucker grimaça — et le regretta aussitôt.

— Les poings d'Austin.

Burke eut une moue hilare.

— Il était furieux à ce point-là?

— Pis encore, selon Délia. J'étais trop occupé à garer mes tripes pour m'en enquérir moi-même.

— Bah, elle a dit ça pour te faire plaisir.

Ce qui n'était hélas que trop vrai, songea Tuck.

Il s'affala sur la chaise pivotante.

— Sans doute, admit-il. N'empêche qu'à mon avis, tout ce sang sur ma chemise n'est pas le mien. Je l'espère du moins.

— Et tout ça à cause d'Edda Lou?

— Ouais.

Tucker passa un doigt précautionneux sous le verre de ses lunettes pour tâter les progrès de son coquard.

— D'après lui, j'ai débauché une oie blanche qui n'avait jamais vu de zizi auparavant.

— Tu parles !

— Je sais.

Tucker se retint à temps de commettre l'erreur de hausser les épaules.

— Enfin, elle a vingt-cinq ans, tout de même, et c'est avec elle que j'ai couché, pas avec son vieux.

— Encore heureux.

Tucker esquissa un sourire fugace de ses lèvres tuméfiées.

— La mère d'Edda Lou doit fermer les yeux en priant le Seigneur chaque fois qu'il lui effleure les cheveux.

Il se renfrogna soudain, bouleversé à l'idée qu'Austin pût se venger de sa déconvenue sur sa frêle et pitoyable épouse.

— Burke, je veux réparer.

Il laissa échapper un soupir, comprenant que plus d'une raison l'avait en fait poussé à venir en ville, et qu'il n'en était pour l'instant qu'au préambule de la première.

— Ça s'est bien arrangé pour toi et Susie, finalement.

— Ouais.

Burke sortit un paquet de Chesterfields de sa poche, en prit une, et poussa le reste sur le bureau en direction de Tucker.

— Nous étions trop jeunes et trop niais pour imaginer que ça pouvait ne pas marcher, poursuivit-il en regardant Tucker raccourcir sa cigarette. Et puis, après, je l'ai aimée. Adorée, même. Et je l'adore toujours.

Il lui lança sa boîte d'allumettes.

— Ça n'a pas été facile, pourtant, surtout que Marvella est arrivée avant le bac et qu'il a fallu vivre avec mes vieux pendant deux ans avant qu'on ait de quoi se payer quelque chose pour nous tout seuls. Et puis Susie est tombée enceinte de Tommy après ça.

Il exhala la fumée en secouant la tête.

— Trois bébés en cinq ans.

— Tu aurais pu garder ta braguette fermée.

— Je pourrais te retourner le conseil, répliqua-t-il avec un grand sourire.

— Mouais.

Tucker expira un long filet de fumée entre ses dents.

— En fait, le problème est que je n'aime pas Edda Lou, et que je l'adore encore moins. J'ai peut-être des devoirs envers elle, Burke, mais je ne peux pas l'épouser. Vraiment pas.

Burke tapota sa cigarette au-dessus d'un cendrier métallique dont le vernis bleuté avait depuis longtemps viré au gris anthracite.

— Ce serait effectivement peu raisonnable, dit-il enfin.

Puis il s'éclaircit la gorge, sachant qu'il allait s'aventurer sur un terrain glissant.

— Susie m'a raconté que, depuis des semaines, Edda Lou rêvait tout haut de vivre dans ta belle maison avec des domestiques à ses pieds. Pour Susie, c'était du vent, mais pour d'autres, non. On dirait bien que cette fille s'est entichée de Sweetwater.

Tucker ressentit cela comme une atteinte à son orgueil — mais aussi comme un grand soulagement. Ainsi ce n'était pas lui l'enjeu de la manœuvre, se dit-il, mais son titre de Longstreet. Depuis le temps, il aurait dû se douter que pareille mésaventure lui pendait au nez.

— Je suis venu ici pour te prévenir que je n'arrive pas à la retrouver depuis la scène du café. Austin a déboulé chez moi en prétendant que je la séquestrais. Elle est passée en ville?

Burke écrasa lentement sa cigarette.

— Je ne saurais te le dire, étant donné que je ne l'ai pas vue moi-même depuis un jour ou deux.

— Elle doit être avec une amie.

Cette idée le rasséréna.

— En fait, Burke, depuis que nous avons découvert Francie...

— Ouais, je sais, l'interrompit ce dernier, l'estomac soudain contracté.

— Tu as du nouveau là-dessus ? Et au sujet d'Arnette?

— Rien du tout.

La conscience de son échec fit monter une bouffée de chaleur à la tête de Burke.

— C'est le shérif du comté qui a pris le gros de l'affaire en main. J'ai bien interrogé le légiste, et la police d'Etat m'a donné son appui, mais rien de solide n'en est sorti. Une femme a été découpée en tranches, à Nashville, le mois dernier. S'il y a un lien entre cette affaire et les drames d'ici, on fera appel au FBI.

— Sans blague?

Burke se contenta de hocher la tête. Il envisageait avec un certain déplaisir l'arrivée dans sa ville de fédéraux venant le déposséder de son travail et le toiser de leurs regards méprisants de citadins. A leurs yeux, il ne serait jamais qu'un péquenot incapable de coffrer le moindre pochard, même ivre mort.

— C'est surtout le souvenir de ce qui est arrivé à Francie qui me tracasse, reprit Tucker.

— Je ferai mon enquête, répliqua Burke, désireux d'en finir au plus vite. Comme tu l'as suggéré tout à l'heure, elle doit être cachée chez une amie, histoire de te laisser mijoter dans ton jus jusqu'à ce que tu lui donnes ton consentement.

— Ouais.

Heureux de s'être soulagé de son fardeau sur les épaules de Burke, Tucker se leva et se dirigea en boitillant vers la porte.

— Tiens-moi au courant.

— Je n'y manquerai pas.

Burke sortit avec lui, et contempla un long moment sa ville, cette ville où il était né, où il avait passé son enfance. Cette ville dont ses propres enfants sillonnaient aujourd'hui les rues et où sa femme faisait les courses; cette ville dont il connaissait chaque habitant, et où chaque habitant le connaissait lui-même, et appréciait son travail.

— Regarde-moi ça! s'exclama Tucker.

Il lâcha un petit soupir : Caroline Waverly venait juste de sortir de sa BMW et se dirigeait d'un pas nonchalant vers la boutique de Larsson.

— On dirait un grand verre bien frais. On a soif rien que de la contempler.

— C'est la parente d'Edith McNair?

— Ouais. Je l'ai croisée, l'autre jour. Ça s'exprime comme une duchesse et ça a les plus grands yeux verts du monde.

Burke gloussa, reconnaissant là des symptômes familiers.

— Tu as déjà assez de problèmes comme ça, fils.

— Ma chair est faible, hélas, repartit Tucker en regagnant sa voiture d'un pas chancelant.

Puis, changeant brusquement d'idée, il continua son chemin et traversa la rue.

— Je crois bien que je vais m'acheter un paquet de clopes.

Burke, hilare, se tourna vers la pension. Son sourire, cependant, ne tarda pas à s'évanouir. Lui aussi se souvenait de Francie. Quant à Edda Lou, si elle avait vraiment voulu forcer Tucker au mariage, elle ne l'aurait certainement pas lâché d'une semelle. Or les faits disaient le contraire, et Burke en était malade d'appréhension.

 

Son installation était en bonne voie, songeait Caroline en traversant la pelouse surchauffée en direction des fourrés. Les dames qu'elle avait rencontrées chez Larsson dans l'après-midi s'étaient bien montrées d'une curiosité un peu embarrassante, mais elles lui avaient réservé un accueil aussi amical que chaleureux. Il était rassurant de savoir que si elle se sentait seule, elle pourrait toujours aller trouver de la compagnie en ville.

Elle avait particulièrement apprécié Susie Truesdale. Venue au magasin de nouveautés acheter une carte d'anniversaire pour l'envoyer à sa sœur de Natchez, la femme du shérif était restée avec elle pendant vingt bonnes minutes.

Naturellement, le sieur Longstreet avait lui aussi pointé le bout de son nez pour faire étalage de ses charmes recuits de gentilhomme sudiste. Ses lunettes noires n'avaient pas réussi à dissimuler les stigmates d'une récente bagarre et, questionné à ce propos, il s'était attiré la compassion de toutes les dames présentes dans la boutique.

Comme tous les hommes de sa prestance, se dit Caroline. Si Luis lui-même avait souffert de menues blessures, les femmes auraient donné de leur propre sang pour montrer leur attachement.

Dieu merci, elle en avait fini avec lui, avec les autres, et avec tout ce qui se rapportait en général aux hommes. Elle n'avait eu aucun mal à faire fi des manières doucereuses de Tucker.

« Mam'zelle Caroline », l'avait-il appelée, se souvint-elle avec une moue dédaigneuse. Elle était certaine que ses yeux étaient alors en train de sourire derrière ses lunettes noires.

Quel dommage pour ses mains, aussi ! pensa-t-elle en courbant la tête sous une branche couverte de mousse. Elles étaient vraiment belles : les doigts longs, la paume ample. Cela faisait pitié de voir ses phalanges à vif et écorchées.

Agacée, Caroline chassa aussitôt de son esprit ce reste de compassion. Il n'avait pas plus tôt pénétré dans la boutique — en claudiquant légèrement — que les clientes se mirent à murmurer dans son dos, l'une d'entre elles évoquant même le nom d'une certaine Edda Lou. Caroline aspira une profonde bouffée de ces senteurs verdoyantes dégagées par les moites floraisons, et se prit à sourire.

« On dirait bien que notre sirupeux M. Longstreet s'est fourré dans un joli pétrin », songea-t-elle. Sa petite amie était enceinte et sollicitait à tue-tête le mariage. Or, selon la rumeur locale, son père était plutôt prompt à la détente.

Elle effleura du doigt une branche et se mit à humer l'air. Seigneur, qu'elle était loin de Philadelphie ! Aurait-elle jamais pu se douter qu'il fût si apaisant, si divertissant de prêter l'oreille aux frasques du hobereau local?

Elle s'était réjouie de cette demi-heure passée en ville, des bavardages de ces dames au sujet de leurs enfants, de leur popote, des hommes... et du sexe. Elle eut un léger rire. Apparemment, dans le Nord comme dans le Sud, quand des femmes se retrouvaient entre elles, le sexe était leur sujet favori de conversation. Mais ici nettement plus qu'ailleurs : toutes voulaient savoir qui couchait avec qui.

Ce devait être à cause de la chaleur, se dit Caroline. Elle s'assit sur la souche pour contempler l'eau et écouter la rumeur de l'après-midi finissant.

Elle était heureuse d'être venue à Innocence. Chaque jour qui passait déposait un baume sur son cœur. Tout concourait à la guérir, même le soleil qui, avec un entêtement pervers, consumait la moindre parcelle d'énergie dans les corps. Et puis il y avait la beauté limpide du courant ombragé par les troncs chargés de mousse. Elle commençait même à s'habituer aux bruits de la nuit, à l'obscurité ténébreuse de la campagne.

La nuit précédente, elle avait dormi huit heures d'affilée, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des semaines. Et au réveil, elle ne souffrait pas de ses sempiternelles et affligeantes migraines. La solitude, la sérénité de la vie rurale, les us et coutumes du cru : voilà quels étaient ses remèdes.

Les racines qu'elle n'avait jamais été autorisée à planter nulle part, ces racines dont sa mère aurait farouchement nié l'existence, ces racines-là, elle le sentait, avaient commencé à se déployer. Et plus rien ni personne ne les arracherait de nouveau.

Peut-être même pourrait-elle se perfectionner à la pêche. L'idée la fit rire, au point qu'elle se demanda si elle avait encore quelque goût pour les poissons-chats. Elle se courba pour ramasser un galet et le jeter à l'eau. Il coula avec un bruit si primesautier qu'elle en ramassa un autre, puis un autre encore, fascinée par le jeu des vaguelettes à la surface de l'onde. Avisant une pierre plate couchée sur la berge, elle alla la soulever. Ce serait amusant de traverser la rivière dessus, se dit-elle. Ça aussi, c'était une vieille image, une image presque oubliée : son grand-père à son côté — là, juste à cet endroit — en train de lui apprendre comment traverser l'eau en sautant de pierre en pierre.

Charmée par ce souvenir, elle se courba vers la pierre pour tenter de la soulever. Curieux, songea-t-elle soudain, comme elle avait l'impression — fort ridicule, en vérité — d'être observée. Epiée, même. A l'instant précis où un premier frisson lui traversait l'échiné, elle entraperçut quelque chose de blanc du coin de l'œil.

Elle se retourna, les yeux écarquillés. Tout son sang se figea alors dans ses veines. Même le cri qu'elle voulut pousser se glaça au fond de sa gorge.

Elle était épiée, effectivement, mais par des yeux qui ne voyaient plus rien. Il y avait là, en face d'elle, un visage oscillant sur l'eau sombre et frissonnante, un visage attaché par une masse hideuse de longs cheveux blonds aux racines d'un vieil arbre.

En hoquetant, elle se mit à reculer. De sa gorge sortaient à présent de petits gémissements apeurés. Elle ne pouvait détacher le regard de cette figure, de ce menton qui ballottait à la surface de la rivière avec un horrible clapotement, de ces yeux ternes et morts coupés d'un étincelant rayon de soleil.

Ce ne fut que lorsqu'elle parvint à plaquer ses mains sur son visage que, refoulant l'image, elle put enfin trouver le souffle pour hurler. Le cri se perdit en échos lugubres dans les profondeurs du bayou, arrachant un frémissement à l'eau noire, et aux arbres une nuée d'oiseaux véloces.

 

 

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